Est-ce bien raisonnable de visiter tous les monuments en voyage ?

Bouddha assis, Bouddha debout, Bouddha couché. Bouddha doré, Bouddha de pierre, Bouddha en bronze, Bouddha de jade. Bouddha qui médite, Bouddha éveillé, Bouddha marchant. Bouddha acceptant l’offrande des herbes, Bouddha se lavant avec l’eau de pluie. Bouddha faisant sécher son linge, Bouddha à la patinoire, Bouddha jouant au Mille Bornes. Bouddha-nanas, Bouddha-bricot, Bouddha-bribus. Bouddha qui boude, Bouddha qui se lèche le coude, Bouddha qui se blanchit les dents au bicarbonate de soude.
STOOOOOOOOP !

Cela fait quelques mois que vous parcourez l’Asie du sud-est, sac au dos, guide à la main, curiosité naturelle en bandoulière. Et vous n’en pouvez plus. Vous avez vu des dizaines de temples, parce qu’ils étaient « à voir », ou parce qu’il n’y avait que ça « à voir » dans la petite ville où vous passez une nuit ou quelques heures. Au début, vous vous êtes légitimement au mieux enthousiasmés, au pire intéressés. Mais maintenant, les merveilles vous insupportent. Le guide est devenu un vieux compagnon lassant qui vous prépare toujours le même plat quand vous passez chez lui, et votre curiosité naturelle a glissé de votre bandoulière vers le fond de votre sac, l’alourdissant davantage.

C’est là où surgit le dilemme : faut-il, en voyage, aller visiter tous les monuments ? Les arguments se contrecarrent, sans issue : si on est en voyage, on a envie de découvrir la culture d’un pays, notamment à travers ses lieux marquants. Ses « spots » qui balisent un paysage touristique. Mais en même temps, c’est là où va tout le monde. Mais si tout le monde y va, c’est qu’il y a une raison.

Mais si tout le monde y va pour une raison, le voyageur moyen n’a-t-il pas justement envie de cavaler ailleurs ? Mais en même temps, quoi de plus absurde que d’éviter systématiquement tout ce qui est « touristique » en voyage ? Mais alors, quoi de plus absurde que de rebondir de temple en temple, de musée en musée, sans se plonger dans la vraie vie du pays ? Mais la vraie vie du pays, ce sont ces monuments aussi, merveilles du monde, témoins d’une époque, splendeurs architecturales ou portes d’entrées vers des spiritualités, des cultures à découvrir ? Vertige du voyage.

Aller à Rome sans voir le Colisée ? Absurde.

Rome sans le Colisée ? Absurde. Une demi-journée, sur deux maigres journées d’un week-end à Rome, passée à faire la queue entouré de vieilles pierres, au milieu de gamins gueulards, de leurs parents à banane et visière et du sosie de votre voisin de palier qui peste sur l’augmentation des tarifs des péages d’autoroutes ? ABSURDE, aussi. Il y a des ruelles d’un charme à tomber par terre où flâner des heures, des terrasses de café où s’envoyer des Martini au milieu du théâtre quotidien de la vie romaine. Ok, ouais. Mais Rome sans le Colisée, vieux de plus de deux millénaires, mondialement connu, si présent dans l’imaginaire qu’on a forcément envie de le voir, de mettre des sensations dessus, pour s’approprier un petit pan de notre histoire, ou de celle des autres ? ABSURDE aussi.

Gizèle a, elle aussi, tenté de résoudre le dilemme par des réponses faciles. Ok, quand on est allé une, deux ou trois fois à Rome, on a probablement fait le tour des incontournables et on peut se laisser aller sans risquer d’avoir peur de passer à côté de quelque chose. Mais ça ne change rien, au fond. D’abord parce que tout le monde n’a pas l’occasion d’aller deux, trois fois dans la même ville. Ensuite parce que tout le monde a des endroits où il n’est jamais allé et se retrouvera, un jour, face au dilemme.
Deuxièmement, on peut doser. Passer une demi-journée à visiter le Wat Pho, l’une des merveilles de Bangkok, l’autre demi-journée à baguenauder au fil des marchés et des rues. Évidemment. On dose tous comme ça. Mais d’abord, ça ne change rien à la présence du voisin de palier avec ses tarifs d’autoroute. Ensuite, ça ne fait que couper la poire en deux. Enfin, la réponse peut tenir, c’est vrai, si l’on voyage deux semaines. Mais pas un mois, ni deux, encore moins six. Elle ne tient plus quand la simple vue d’un Bouddha nous donne envie de l’agresser au Stabilo pour plaquer un rictus de Joker sur son éternel sourire d’enfant qui attend à la caisse les Malabar qu’il a pu s’acheter avec la monnaie de la baguette (rire de toutes les religions, on peut, c’est Charlie qui l’a dit).

Faut-il bouder Bouddha ? Désolé, Gizèle, elle non plus, n’a pas la réponse. Mais elle se pose la question et elle continue de chercher. Elle médite. Assise, debout, couchée…